Une fois, la participante d'un groupe clinique m'a proprement taillé en pièces. « Dans vos séances de jeu de sable (JDS), pas une seule fois vous n'avez fait d'interprétation !
L'auriez-vous fait régulièrement, l'enfant n'en serait pas là ! » Malgré sa brutalité, je garde pour moi la question qu »elle pose sur l'interprétation et plus généralement sur les interventions
dans les séances de JDS.
Faut-il interpréter, faut-il intervenir, quand et comment, ou pourquoi le faut-il ou ne le faut-il pas ? Je pense qu'il faut garder ces questions en suspens, au sens où il ne saurait y avoir de
réponse théorique toute faite et une fois pour toute, mais qu'il est nécessaire de les laisser ouvertes au cours de chaque thérapie.
Pour tenter de répondre, je passerai par une réflexion rapide sur l'après-coup, puis m'étendrai plus longuement sur les sensorialités mises en jeu dans le JDS avant de conclure.
I L'Après-coup.
Dans les séances de JDS, nous ne sommes pas dans « l'après-coup ». Ce qui est joué dans le bac à sable s'apparente au rêve éveillé. Tant l'analysant que l'analyste sont confrontés à du matériel inconscient qui émerge de novo dans une spontanéité qui met l'un et l'autre en permanence devant l'inattendu, l'imprévu.
La réaction de l'analyste, fût-elle de rester en silence, ne peut reposer que sur sa propre créativité et dans un temps qui ne permet que l'improvisation. C'est dire à quel point il doit pouvoir se faire confiance et faire confiance à ce que sa propre vie inconsciente fait surgir.
C'est le sens de ce qui s'est passé dans l'observation de Julie que j'ai présentée dans l'article « regarder dans la fenêtre ». Nul ne m'a soufflé : « Julie est née ! », mais c'est ma propre vie inconsciente mobilisée dans le sillage de Julie qui m'a fait pousser ce cri. Quelle intervention ! Et quelle interprétation ! Elle a changé le cours de la thérapie et de la vie de Julie !
Donc si intervenir, interpréter est bien possible, on est cependant très loin d'une séance adulte où le récit d'un rêve se situe par définition dans l'après-coup. L'adulte revoit les images inconscientes qui l'ont visité. L'analyste y entre avec l'analysant dans une démarche qui est déjà distante de l'émergence de cette image.
Tel n'est pas le cas dans le JDS, l'intervention, ou l'interprétation, va devoir émerger dans l'immédiateté. Autant dire que la pensée traîne loin en arrière et qu'il n'est pas question de compter sur elle ! De quelle source va-t-on donc puiser nos interventions ? Nous allons y revenir longuement.
II L'implication sensorielle.
Pour avancer sur la question, il faut faire un détour sur la sensorialité. Analysant et analysé forment un couple étrange dans les thérapies par le jeu de sable, l'un est totalement investi dans une expérience tactile tandis que l'autre, dans l'observation, marque un retrait !
L'analysant touche le sable, le palpe, le caresse, s'y enfouit les mains, voire les bras, le nez, la joue, la bouche parfois même ! Il le pétrit, le tripote, l'aplanit, le déforme, le modèle, le recueille ou le jette. Et si ce n'est le sable ce sont les figurines qui se trouvent manipulées, triturées, caressées, habillées et déshabillées, frappées, posées, jetées ou même enterrées !
L'analyste voit ces expériences tactiles se dérouler devant lui. Il est bien présent, accompagne parfois silencieusement, parfois de la voix, parfois d'un geste, voire d'une participation si le patient le lui demande.
Mais que faisons-nous de l'interdit du toucher ? Freud n'a découvert le dispositif de la cure analytique et l'organisation des névroses qu'après s'être imposé un interdit sur le fait de toucher, interdit resté implicite, mais qu'il n'a jamais théorisé. Didier Anzieu en a interrogé les fondements dans son livre Le Moi-Peau.
Je les résume de façon shématique :
Une raison psychogénétique : l'enfant entend les premières interdictions le concernant quand il commence à se mouvoir et elles concernent essentiellement les contacts tactiles. C’est grâce à ces interdictions externes, en s'appuyant sur elles, que l'enfant se constitue des interdits de nature interne. Et c'est parce qu'ils deviennent internes, qu'ils deviennent relativement permanents et autonomes.
Une raison structurale : c'est parce que l'enfant est amené à renoncer au primat des plaisirs de peau puis de main qu'il est amené à transformer l’expérience concrète tactile en représentations de base. Il le fait d'abord à un niveau figuratif, mais la référence symbolique au contact et au toucher est toujours là, puis il le fait à un niveau purement abstrait, dégagé de cette référence.
Didier Anzieu note : « Le cadre psychanalytique dissocie la pulsion scoptophilique (envie de voir) de son étayage corporel, la vue (il s’agit de savoir en renonçant à voir) ; la pulsion d’emprise est dissociée de son étayage corporel, la main (il s’agit de toucher du doigt la vérité et non plus le corps, c’est-à-dire de passer de la dimension plaisir-douleur à la dimension vrai-faux). Ceci permet à ces deux pulsions, s’ajoutant à la pulsion épistémophilique, de constituer des « objets épistémiques », distincts des objets libidinaux. »
L’interdit du toucher met à distance le corps de la mère et permet la création d’un espace de fantasmatisation. L’interdit de toucher des objets ou de les montrer du doigt amène l’enfant à reconnaître l’altérité et à nommer (ce serait ce qui le ferait passer au registre du symbolique).
Mais l’interdit de toucher ne peut exister et remplir cette fonction capitale que si l’enfant a pu préalablement faire les expériences fondatrices du toucher. C'est-à-dire qu'il lui aura fallu vérifier, autant de fois qu'il lui aura été nécessaire, que l’absence maternelle n’équivalait pas à une rupture du lien avec elle.
À sa façon, le jeu de sable propose à l’analysant de revenir sur cette expérience, celle d’un toucher qui concerne les expériences fondatrices de la petite enfance. C'est une tentative de restauration qui, parce qu’elle est faite dans le transfert, vise à aider l’analysant à franchir les passages psychiques si importants dont parle Didier Anzieu. « Ce réveil des mémoires profondes que permet parfois le contact du sable semble surgir brusquement, sans prévenir, à un autre niveau que celui de l’analyse verbale. Tout se passe comme si le toucher donnait mystérieusement accès à une autre forme de conscience. » Les séances de jeu de sable sont ainsi infiltrées d’éléments inconscients résurgents centrés sur le contact et le toucher dont on pressent le caractère très premier dans l'expérience infantile.
Ainsi Adeline, 5 ans, qui avait vécu longtemps en foyer, prenait une poignée de sable sec dans sa main et le laissait couler le plus lentement possible. Elle en reprenait une aussitôt et la laissait couler à nouveau aussi longtemps que possible. Un jour, en début de séance, elle trouva le sable mouillé si bien que rien ne voulait s'écouler dans sa main. Je la vis tellement désemparée que j'intervins aussitôt en tirant le deuxième dont le sable était sec. Son visage traduisit un soulagement intense, et elle reprit son manège, suspendue à l'écoulement du sable dans sa main. Que coulait-il entre ses doigts ? Quelle expérience venait-elle « toucher » de sa petite enfance ? Que de choses avaient alors filé entre ses doigts! L'important n'était pas de le « savoir », mais d'en sentir l'importance et l'intensité pour elle, qu'elle puisse percevoir que son analyste participait à cette expérience-là et qu'il y consacrait toute l'activité de son esprit.
Il en va de même pour Julie (article « regarder dans la fenêtre »). Comment aurait-elle pu approcher les niveaux psychiques que nous avons vus autrement que par ce type de toucher ? L'essentiel était que je lui sois présent, actif à penser et que nous rêvions autour de ce qu'elle faisait. Ici se situe le cœur du travail analytique. La capacité de rêverie de l'analyste n'est-elle pas la source même que nous cherchions à sa capacité d'intervenir ?
Michael Balint dans « Le défaut Fondamental » définit trois « zones » de la psyché, ou trois niveaux de l'appareil psychique. Zone du conflit oedipien là où le langage va pouvoir effectuer le travail thérapeutique. Zone du défaut fondamental qui n'a pas la forme d'un conflit, zone où le langage n'est guère utile, mais qui va être accessible par la régression. Enfin Zone de la création ou nos méthodes analytiques sont inopérantes, zone où il n'y a pas encore d'objet. Le sujet n'est pourtant pas seul ; c'est à cet endroit que Bion parle d'éléments bêta. Le JDS me semble un dispositif extrêmement pertinent pour ces deux dernières zones.
Il offre à l'enfant un matériau qui l'invite à régresser. Ce sable a quelque chose à voir avec le grand corps de maman autour duquel il est allé chercher et tester sa propre consistance, mais dans le même temps, il s'agit du sable de l'analyste qui, lui, est là, présent et qui tente de le rejoindre.
Entre ces deux pôles, le cadre du jeu de sable, par l'expérience de la régularité des séances, de la disponibilité et de l'attention du thérapeute, crée pour l'enfant, comme le dirait Didier Houzel, un « objet maternel contenant transférentiel » très spécifique qui l'invite à revenir à des problématiques inconscientes extrêmement précoces et lui permet de les aborder.
En suivant la pensée de Wilfred Bion, on peut dire que cet objet n'est pas seulement alors un objet de satisfaction pulsionnel, mais bien un objet pensant qui cherche à donner sens à ses projections. L'identification à cet objet pensant, à ce que Bion a appelé la fonction alpha, ouvre l'enfant à l'activité de pensée, prélude à des modifications du paysage psychique et à ce que se produise un gain psychique.
C'est en ce sens que l'appui massif sur les sensorialités dans le JDS ont une place essentielle dans l'élaboration symbolique dont elles sont le véhicule.
L'appel aux sensorialités permet un accordage affectif inconscient qui rend possible le travail interprétatif. Interpréter, ne pas interpréter, attendre pour interpréter sont autant de modalités techniques. Leur choix ne dépend pas seulement des préférences de l'analyste, mais il est guidé par ce qui semble le plus adéquat pour le patient concerné. Il s'agit de se trouver là où le psychisme inconscient du patient lui demande de se trouver.
III Les paris de l'Analyste.
1/ Il existe une intervention implicite de l'analyste, celle d'attribuer a priori un sens à ce qui se joue et à ce qui se produit. Ce faisant, l'analyste reconnaît qu'un espace psychique est à l'oeuvre, intervention majeure qui met en action le processus.
2/ Deuxième intervention implicite : il considère que l'acte dans le JDS contient à l'état d'ébauche une représentation entrain d'advenir.
3/ Troisième intervention implicite : le sens de ce qui se déroule est attendu comme un gain symbolique, ce qui est le but même de la thérapie.
Cyrille Bonamy