Interpréter les images du jeu de sable?

Collège de Psychologie Analytique, psychanalyse jungienne

Introduction

 

Comment comprendre, expliquer les représentations figurées dans le jeu de sable, voire lire les traces et les formes laissées dans le sable par l’analysant ? Cette question me reconduit évidemment à l’interprétation du matériel clinique par le thérapeute en jeu de sable. Bien que le travail dans le sable et avec le matériel (figurines, miniatures) suffise à mettre en mouvement la psyché et à laisser advenir ce qui est inconscient, l’interprétation, dans l’après-coup, conserve, de mon point de vue et dans mon expérience, une place fondamentale dans cette thérapie psychanalytique. Deux sens de l’interprétation seront à considérer : ce que le thérapeute communique au patient à partir de son contre-transfert, d’une part, comment et sur quelles bases s’opère la traduction des représentations imagées dans le jeu de sable, de l’autre. 

 

L’interprétation en psychanalyse : La communication du sens de ce qui est inconscient

 

Je prendrai principalement appui sur l’ouvrage d’Horacio Etchegoyen (2005), Fondements de la technique psychanalytique, pour circonscrire la notion et les nuances que revêt cet instrument. Etchegoyen rappelle, au sujet du concept d’interprétation, qu’il peut s’entendre comme la tentative faite par l’analyste de rassembler différents éléments épars afin de constituer une nouvelle connexion de signification. N’est-ce pas aussi le rôle du symbole que de mettre ensemble ce qui est séparé ? Nous le verrons plus loin. C’est là, sans doute, que réside son efficacité thérapeutique, outre qu’il signale l’organisation de nouvelles liaisons et la transformation des expériences vécues par le patient en contenus psychiques nouveaux. Encore qu’il s’agisse aussi de permettre l’intégration de ce qui advient par le patient. Dans cette optique, l’analyste praticien en jeu de sable est sans doute un passeur entre deux mondes : entre celui du conscient et celui de l’inconscient. Gardons pour l’heure à l’esprit que « Dans l’œuvre de Freud, l’interprétation est essentiellement définie comme la voie qu’emprunte la compréhension de l’analyste pour aller du contenu manifeste aux idées latentes » (Etchegoyen, p.308), de la surface à la profondeur, en somme. 

 

En outre, Freud avait recours, au terme d’interprétation pour désigner « une sorte de clé explicative de ce qui se produit dans la psyché ou dans le comportement du sujet » (Etchegoyen, p.435), mais il écrivait aussi qu’elle était, au sein de la thérapie analytique, « un instrument d’action » (ibid.). Gregorio Klimosky, auteur du chapitre XXXV sur Les aspects épistémologiques de l’interprétation psychanalytique, dans l’ouvrage auquel je me réfère, constate l’existence d’une superposition de trois niveaux d’interprétation : 

 

Un premier, qualifié d’épistémologique, dans lequel l’interprétation est « une sorte de théorie en miniature sur ce qu’il y a derrière un phénomène manifeste » (p.435) ; pour interpréter, il faut ainsi une clé de lecture, c’est-à-dire une théorie, en l’occurrence pour ce qui nous concerne, une théorie de l’inconscient.

Un second, d’ordre sémiotique, où l’interprétation vise à saisir les significations du matériel qu’elle traite ; il s’agit ici de donner du sens à partir du code ad hoc que le patient a adopté pour substituer des signes par d’autres ;

Un troisième, enfin, dit instrumental où « celui qui interprète agit en vue de produire un changement ou un effet déterminé chez le patient. » (p.435). Avec ce mode d’action, c’est l’intégration du patient qui est visée. 

 

Ces trois niveaux entrent en ligne de compte dans la thérapie du Jeu de sable. Etchegoyen distingue en outre deux couples d’interprétation : historique/actuelle et transférentielle/extra-transférentielle. Pour ce qui concerne le premier, Etchegoyen précise que l’interprétation historique revêt l’aspect d’une construction, c’est-à-dire « l’opération qui consiste à récupérer des faits oubliés » (p.389), là où dans l’actualité, l’analyste pourra lire les désirs et pulsions du patient en lien avec son milieu. Etchegoyen, par référence aux travaux de Herrmann (1991), à propos de la clinique de l’interprétation, explique que « L’effet de l’interprétation est de mettre à découvert la logique des émotions et le désir qui les sous-tend, toujours alimenté par les croyances de l’analysant. L’ aboutissement du travail analytique est de découvrir ces croyances pour donner à l’analysant l’occasion de les remplacer par d’autres, plus flexibles et plus vastes. » (p.391). Etchegoyen, pour qui il est impossible de séparer stricto sensu l’interprétation historique de l’actuelle, rejoint la position d’une autre psychanalyste, Paula Heimann (1956), selon laquelle « l’instrument spécifique du traitement psychanalytique est l’interprétation transférentielle… » (p.392). Toutefois, à côté de celle-ci, existe aussi une interprétation qualifiée d’extra-transférentielle, c’est-à-dire en dehors de toute connexion avec le présent vécu de l’analyse, mais qui est toujours risquée dans le sens où le patient, ne distinguant pas bien entre ce qu’il projette sur l’analyste et l’analyste lui-même, peut percevoir un simple conseil comme une séduction, une menace, un reproche, de la complicité, etc…

 

On voit ainsi que l’interprétation consiste à communiquer des faits oubliés, à révéler les croyances limitantes du patient envers lui-même et/ou son environnement, à partir du langage et du discours du patient. Il s’agit, en tout cas, d’une lecture, toujours hypothétique, qui vise, en dernier ressort, à modifier l’attitude du patient, à partir d’un modèle théorique et du matériel apporté en séance, au sein d’une relation transféro-contre-transférentielle. 

 

Toutefois, nous savons, dans une optique jungienne centrée sur l’aspect téléologique du contenu symbolique des images, qu’il est aussi possible d’interpréter ce matériel symbolique selon un dessein organisé par une cause finale, par une nécessité intentionnelle de l’inconscient en quelque sorte. 

 

Les bases de la traduction des représentations imagées dans le Jeu de sable.

 

Je vous propose de faire un détour par la théorie, freudienne, du rêve. Nous savons en effet que les images du Jeu de sable, comme dans le rêve, figurent des significations inconscientes. Je rappelle ici la distinction freudienne entre contenu manifeste et contenu latent. Dans le rêve, le contenu latent désigne l’ensemble des significations composées de désirs et de souvenirs refoulés par la censure : le rêve effectue un travail pour que ce contenu latent se transforme alors en contenu manifeste, acceptable par le Moi du rêveur et la censure. Au Chapitre 6 de son Interprétation des rêves, Freud (1900/2010) indique :

 

Pensées de rêve et contenu de rêve s’offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux dire, le contenu du rêve nous apparaît comme un transfert des pensées de rêve en un autre mode d’expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d’agencement par la comparaison de l’original et de sa traduction (p. 319)

 

C’est dire que le rêve est un rébus : ses images (contenu manifeste) dissimulent le véritable sens du message (contenu latent) qu'il convient de décrypter. C’est pourquoi Freud a aussi insisté sur l’élaboration secondaire comme « un processus tendant à apporter une certaine cohérence aux éléments du rêve en les dotant d’une façade qui recouvre sur certains points le contenu onirique. » (Etchegoyen, p.309). N’oublions pas aussi que Freud a codifié le déguisement du rêve au regard de son expérience clinique et de la théorie sexuelle qu’il a élaborée. Toutefois, si l’on suit Jung qui n’eut pas un recours fidèle à la méthode des associations libres, pas plus qu’il n’accorda une importance centrale à la libido sexualis, cette transcription en images n’apparait plus comme un déguisement de pulsions incompatibles du moi. Bien au contraire, les images du rêve donnent à voir directement l’état de notre inconscient et sont donc à prendre pour ce qu’elles sont ! Il n’y a pas d’un côté un signifiant, de l’autre un signifié, mais un ensemble d’images qui possèdent leur propre cohérence, surdéterminées par de multiples significations. C’est donc là, on le sait, une spécificité de la thérapeutique jungienne à la différence de l’analyse verbale freudienne qui résume les images à un ensemble de signes déterminés par le désir sexuel. Est-ce à dire pour autant que la lecture jungienne consisterait, à l’instar des propositions de Ricœur, en une herméneutique ? Le psychanalyste serait-il tel Hermès, un messager des dieux de l’Olympe ? On sait que beaucoup de psychanalystes ne considèrent pas l’interprétation comme une herméneutique. Vannina Micheli-Retchman (2008) le rappelle dans son livre La psychanalyse face à ses détracteurs : 

 

La psychanalyse n’est pas une herméneutique du sens. Dans une herméneutique du sens, on impose aux signes une interprétation de l’extérieur sur ce qu’ils doivent signifier. S’oppose une « herméneutique » freudienne où le sens d’un symptôme ne provient pas d’une imposition opérée par le psychanalyste, mais se constitue grâce au discours du sujet, par ses associations libres, dans le cadre du transfert. (p.52)

 

Toutefois, si Jung a fait le choix de s’écarter – sans y renoncer - de la méthode réductive et des associations libres, c’est qu’il voyait dans le symbole un au-delà (en-deçà ?) du langage parlé. C’est donc vers les mythes qu’il se tourne pour permettre d’éclairer la structure de la vie psychique, par analogie. Marie-Louise Von Franz (2001), dans l’ouvrage intitulé Psychothérapie, cite Jung dans son Introduction à l’essence de la mythologie : « Les images symboliques surgissant de l’inconscient indiquent, par nature, des choses essentiellement inconscientes, raison pour laquelle toute interprétation ‘’doit nécessairement s’arrêter à la conjonction ‘’comme si’’ » (p.187).

 

Le Jeu de sable opère une substitution, mais pas n’importe laquelle. A côté du fait que les symboles revêtent une tonalité, une coloration singulière, un agencement entre eux propre à chaque cas et qu’il s’agit de découvrir, les images, les traces déposées dans le sable sont, par ailleurs, à interpréter comme substituts du langage de l’inconscient, autrement dit des symboles.  

 

La thérapie du jeu de sable opère en réunifiant conscient et inconscient par la voie du symbole, celui-ci rendant alors possible l’émergence des contenus mnésiques jusqu’alors inaccessibles, à travers la représentation des complexes idéo-affectifs qui animent l’analysant. Par cette entremise, le symbole vient lever le voile sur ce qui, de prime abord, était bel et bien perdu ! En effet, quand les constructions scéniques, à partir d’objets miniatures et de figurines, sont produites avec spontanéité, alors leur agencement symbolique dans le sable indique un sens secret. C’est là qu’intervient l’interprétation en ce qu’elle va conduire à la conscience les éléments symboliques. En effet, le symbole, qui relie conscient et inconscient, est un sésame, ou bien une clef, ou encore un pont vers l’inconnu en nous. C’est dire si à quel point les symboles comportent quelque chose de mystérieux. Donc, à la différence du signe qui comporte en lui une part de signification prédéterminée, le symbole ne peut être compris par la conscience qu’en vertu de l’amplification, dont j’ai parlé plus haut. L’interprétation agit « comme si », en somme par comparaison, par analogie avec les récits et mythes collectifs qui possèdent des similitudes avec nos expériences humaines personnelles, passées ou actuelles, dans notre vie inconsciente. Et, dans notre expérience, cette manière de faire favorise l’intégration. 

 

Evidemment, cela dépend du sens que l’on accorde aux mythes. Karl Abraham, en 1909, dans Rêve et mythe - Contribution à l'étude de la psychologie collective, se proposait d'interpréter le mythe sur le modèle du rêve, en affirmant que le même symbolisme règne de part et d'autre à des niveaux différents. Il considérait que les mythes correspondent aux fantasmes les plus primitifs d’un peuple à l’image du mythe du paradis perdu correspondant à un fantasme infantile de nudité. Les mythes remettraient en scène, sous la forme d’images et récits, un matériau latent, comme le processus d’élaboration secondaire le fait dans le rêve. Du fait même que Jung ne tienne pas compte que l’origine des complexes se situe uniquement dans l’enfance, qu’il n’accorde pas les mêmes enjeux psychoaffectifs aux stades organisateurs de la libido conçus par Freud, ce collectif n'est donc pas quelque chose qui, chez lui, prendrait la place de l’inconscient personnel tel que présenté par Karl Abraham ; au contraire, il le complète ou il lui est intriqué. C’est-à-dire que les motifs et les images qui en découlent sont, comme nous le rappelle Viviane Thibaudier (2011) dans 100 % Jung, impersonnels et universels : « impersonnelles car elles [les images] n’ont aucun rapport avec notre vie personnelle, et universelles parce que de tels motifs se rencontrent partout dans le monde et à toutes les époques. » (pp. 34-35). Loin de donner des réponses, le mythe est un récit qui pose des questions : qu’est-ce qu’il veut me dire ? Quelle est sa signification ? Quelle est sa fonction ? Quelle intentionnalité de l'inconscient décrit-il au-delà du fait qu'il ne s'agirait que d'une rêverie collective régressive? D’autant plus que la dissociation psychique entre conscient et inconscient n’a pas emporté, dans les tréfonds de notre mémoire, que les souvenirs permettant d’éclairer l’histoire personnelle de chacun, dans la mesure où cet inconscient recèle aussi, comme authentique détenteur, tous les savoirs et bien d'autres potentialités, particulièrement certaines liées à la compensation et rectification de nos attitudes. 

 

A chacun de rechercher ! Même si le thérapeute peut se présenter dans ce cadre comme un facilitateur, voire comme un passeur entre deux mondes, cela reste, pour l’individu-patient, un devoir, nous dit Jung, qui revêt, il est vrai, la forme d’une ascèse intérieure. 

 

Conclusion

 

Le jeu de sable vient représenter ce qui est conjectural et qui n’est pas directement observable, à savoir l’inconscient. Les images figurent aussi un lien entre le conscient et l’inconscient, ou l’un des deux, et les liens qui s’établissent entre eux en vertu des théories qu’ont pu tirer de leur expérience Jung et ses successeurs à travers leur œuvre. 

 

Là où, dans une certaine approche de l'analyse, il faut déstructurer le langage pour accéder aux pulsions et aux fantasmes profonds, les images les livrent au premier plan dans le Jeu de sable. Toutefois, outre le travail d'historicisation que permet le jeu de sable, ce sont aussi les combinaisons de ces images qu'il s'agit de décoder pour accéder à l'intentionnalité de l'individu / Patient, à travers sa relation à l'inconscient.

 

Tous ces moments de la thérapie, périlleux,  sont aussi au service de notre liberté. Parce qu'ils sont sans cesse évités, il arrive que nous nous égarions dans ce devoir qui est le nôtre de dépasser l'éternel retour du même en soi.

 

Bibliographie indicative

 

Abraham, K. (1909/1965). Rêve et mythe. Paris : Payot. 

Etchegoyen, H (2005). Fondements de la technique psychanalytique. Paris : Hermann.

Freud, S (1900/2010). L’interprétation du rêve. Paris : PUF. 

Heimann, P. (1956). Dynamics of transference interpretations, in International Journal of Psychoanalysis, vol. 37, p. 303-310. 

Herrmann, F. (1991). Clinica psicoanalitica : a arte da interpretaçao. San Paulo : Editoria Brasiliense (Buenos Aires, Nueva Vision, 1996). 

Kaës, R (2015). L’extension de la psychanalyse. Pour une métapsychologie du troisième type. Paris : Dunod. (En particulier les chapitres 5, 6, 9 14, 15 et 16).

Michelli-Rechtman, V. (2007). La psychanalyse face à ses détracteurs. Paris : Flammarion. 

Thibaudier, V. (2011). 100% Jung. Paris : Eyrolles. 

Von Franz, M.L (1990/2001). Psychothérapie. L’expérience du praticien. Paris : Dervy. 

 

Emmanuel Cannou