Ce lundi d’avril, comme d’habitude depuis quatre ans, le carillon de l’entrée sonne sur ses deux notes l’arrivée de Monsieur Tahri. Ponctuel à l’aigu aujourd’hui, venu à son heure très précise.
J’en sursaute.
Le corps lourd et l’esprit lent, j’étais embourbée dans mon problème de traîtrise, au fond du fauteuil, entre deux séances. Seuls quelques jours et quelques nuits me séparent encore du bouclage de la Revue de Psychanalyse Contemporaine et le projet d’article que j’ai soumis nécessite d’utiliser les notes prises en séance avec Monsieur Tahri. L’idée pénible que je me servirais de lui, l’utiliserais, le trahirais me taraude depuis des semaines. Elle me hante.
Mes notes ne circonscrivent pas davantage la densité de Monsieur Tahri que le plus évanescent de son être. Traces écrites, reflets de ce que j’ai entendu, elles m’appartiennent. Elles ne sont pas « lui ». C’est elles que j’ai besoin d’utiliser. Mais la substance des rêves de Monsieur Tahri? Les faits précis de son histoire et ceux de sa famille? Tout compte et tout prend sens, s’organise en réseaux dans l’écheveau des heures d’analyse.
Il faut un « cas » à l’article, c’est la règle implicite de l’exercice. Mon ami Etymo m’a rappelé ce matin qu’un cas, c’est ce qui chute. Il ne m’a pas dit où. Se pourrait-il que ce fût dans la matière littéraire?
La sonnerie transperce le silence une deuxième fois, elle m’extirpe d’un coup du marécage intérieur comme du fauteuil. D’une poussée sur mes pieds posés bien à plat au sol, les mains en appui sur les accoudoirs, j’émerge. Trois pas me séparent de la porte du cabinet, puis quelques uns encore jusqu’à la porte d’entrée, que j’ouvre. Tête bien redressée, je prends une longue inspiration.
Monsieur Tahri se tient debout tout droit devant moi, bras ballants. J’enregistre une petite tension. La plupart du temps, ce trentenaire un peu lunaire porte une marinière qui alterne les rayures blanches avec des rouges, ou des bleues. Des rouges aujourd’hui, contrastant avec le jean clair et mou, long, qui recouvre en partie ses chaussures à semelles de crêpe.
Ces semelles - il l’a dit un jour l’air de rien, en passant -, font une démarche silencieuse et souple qui pourrait permettre, qui peut-être a permis, une fois, même une seule, même en rêve, de passer, furtif, léger. D’échapper aux bras du grand-père qui s’ouvrent et enserrent l’enfant qu’il fut, pour l’emporter, sidéré, en enfer. Monsieur Tahri a su, enfant, demander des chaussures à semelles de crêpe. On a toujours estimé qu’il s’agissait d’une fantaisie bien innocente, on a accédé à cette demande. Son immense victoire minuscule, dont il renouvelle l’avènement à chaque paire de chaussures qu’il acquiert. Les années ont passé, le grand-père a fini par mourir mais Monsieur Tahri achète toujours des chaussures à semelles de crêpe, il n’en finit pas de se sentir vivre aux abords de l’enfer.
Mon bras droit qui vient de lâcher la porte derrière moi, me revient le long du corps, ne s’y arrête pas et poursuit, prolongé par la main tendue, vers Monsieur Tahri. Le « b » initial de mon bonjour pour l’accueillir prend forme sur mes lèvres. Mais une fois encore, comme depuis quelques séances, Monsieur Tahri a déjà calé ses yeux cendrés, grand ouverts, sur les miens. Il m’interpelle du regard et en silence, par dessous son bonjour prononcé à voix basse, qui répond à celui que je viens de réussir à lui donner, expulsant le « b » dans l’infime retard de mon étonnement.
Que me veut-il, que me veut-il à moi, qu’a-t-il à dire qu’il ne dit pas ou pas encore? Et qu’est-ce qui me prend d’imaginer qu’il sait ce que je m’apprête à commettre? Un abus de confiance. Dans la relation transférentielle je sais et je ne sais pas que je ne trahis pas Monsieur Tahri en adossant un texte au travail que nous menons ensemble.
Son regard est toujours arrimé au mien. Je détourne les yeux, m’écarte et plaque presque mon dos sur la porte, dégageant l’espace pour que Monsieur Tahri s’avance dans le couloir. Il y pénètre lentement, fait deux pas et s’arrête. Je vois ses épaules pivoter vers la gauche puis il se retourne complètement. Il jette un coup d’oeil en arrière, vers moi, l’espace d’un instant, avant de se replacer dos à l’entrée. Monsieur Tahri reprend sa progression vers la porte du cabinet ouverte, qu’il franchit.
Mes épaules s’abaissent un peu, je soupire de soulagement. Qu’avait-il à dire, qu’il dira peut-être plus tard, sur le divan, mais pas ici dans cet interstice ? J’entre à sa suite dans le cabinet dont je referme la porte. Monsieur Tahri s’assied au milieu du divan, tapote le coussin avant d’y poser la tête, s’allonge posément. J’ai rejoint mon fauteuil, je m’y installe puis prends sur la petite table le cahier prêt pour cette séance. Je soupire, peut-être un peu fort. Monsieur Tahri tourne la tête, puis la replace dans l’axe de son corps et ne bouge plus.
L’homme aux semelles de crêpe ne dit rien, il est immobile sur le divan. Le temps passe, glisse et s’étend. Le silence qui nous englobe, nous sépare autant qu’il nous relie, se mêle intimement à la lumière adoucie, tamisée par les plis profonds du voilage qui nous protège du dehors.
Monsieur Tahri prend son élan dans ce confort un peu ouaté, sa voix est claire, ses mots s’envolent, il dit :
« Vous en faites quoi, des notes que vous prenez, quand je parle?».
Marie-Christine Simon